Serial Dater ptitetannante Marilou Lavallée

Serial Dater, épisode 6

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         Émilie s’affala sur mon lit et rabattit sa capuche sur sa tête. Même dans ses vêtements mous, elle dégageait une élégance naturelle que je ne pourrais jamais espérer reproduire. Son teint foncé et éclatant, ses pommettes rosées, ses grands yeux. Une beauté modeste, simple, qui me rappelait le sable chaud de juillet. Elle étira ses manches pour y cacher ses mains devenues blanches et froides.

         « Coudonc, as-tu vu un meurtre ? », tranchai-je pour rompre le silence.

         Elle leva le regard vers moi, soucieuse.

         « Ta mère pensait à quoi en achetant la maison ? Ton maudit boisé en arrière, sérieux… Je viens encore de voir quelqu’un traîner là. »

         Elle avait dû l’apercevoir par la porte patio en allant chercher son hoodie. De la cuisine, on entrevoyait bien la forêt tracer son chemin derrière la cour, délimitant la frontière avec un entrepôt désertique. Une clôture enfoncée se dressait à sa lisière, tentant sans conviction de tenir à distance ce qu’elle renfermait. Je ne croyais pas que ma mère avait pensé à grand-chose quand elle avait acheté la maison. Elle n’avait pas pensé aux fougères qui dissimulaient les cendres tièdes d’un feu de camp ou encore aux déchets oubliés qui révélaient les scènes passées d’échanges amoureux. Elle n’avait pas pensé aux adolescents rebelles ni aux junkies noctambules. Ou encore que le jour, j’allais m’y promener pour jeter les romans achevés qu’elle m’avait offerts en cadeau dans les restes du feu, en guise de combustible pour le prochain errant. Ou que des fragments de L’attrape-cœurs et d’American Psycho reposaient sûrement sous une bûche calcinée.

         Ma mère pensait juste acheter une maison pas chère. Fallait pas chercher plus loin.

         « Il y a des affaires weird qui se passent ici », continua Émilie. « J’ai pas vu de meurtre, mais il y a clairement des corps cachés dans cette forêt-là, si tu veux mon avis. »

         « Ben là, exagère pas. C’est pas la première fois que ça arrive. On s’habitue. »

         « OK, mais as-tu souvent un dude qui fixe ta maison ? »

         Je surprenais souvent des gens traverser la cour, à pas de loup, pour couper vers la rue. La plupart fuyaient les regards en espérant passer inaperçus. Ils ne restaient pas plantés là, à observer. « Il y a un dude qui fixe ma maison ? »

         « Fixait. Il est retourné faire ses affaires louches. Tu fermeras les rideaux avant de te mettre toute nue à soir. »

         « Oui, bien sûr ! Parce que c’est mon genre de me promener à poil chez nous quand ma mère est pas là », répondis-je d’un ton sarcastique.

         Nos rires résonnèrent dans la pièce, puis Émilie bondit du lit pour parodier la démarche sophistiquée d’une mannequin, comme si tout le monde se déhanchait ainsi une fois dévêtu. Je ripostai avec ma meilleure imitation de chimpanzé en panique, laquelle, à mon avis, représentait bien mieux la réalité.

         « Je suis contente que ça se passe, entre Mathieu pis toi », avoua mon amie en reprenant son sérieux. « Depuis le temps que vous vous teasez. » Elle ouvrit ma garde-robe et se mit à fouiller avec la même familiarité qu’elle aurait pour ses propres affaires. « J’ai un bon feeling. »

         Je tentai de dissimuler mon irritation derrière une pointe d’ironie. « Tu m’as dit la même chose pour le gars qui trippait sur Donjons et Dragons. Tu te souviens-tu de ça ? J’ai passé trois mois à faire semblant de m’intéresser à ses dés en métal, juste pour qu’il m’annonce finalement qu’il voulait “terminer sa campagne avant de s’engager émotionnellement” », lançai-je en mimant les guillemets dans les airs.

         Émilie me lança un regard de reproche, puis tira une robe noire de mon placard et l'étala soigneusement sur mon lit. « Moi, je pense que t’as juste pas vraiment voulu lui donner une chance. Mais Mathieu, c’est quand même un bon gars pour toi. »

         Je claquai le bout de ma langue. « Tu dis ça comme si tu le connaissais. »

         Elle haussa une épaule. Un sourire confiant flottait sur ses lèvres. « Pas moi, mais Andrew, oui. Ils ont gradué la même année pis ils gament ensemble. Mon frère m’en a parlé assez pour que je sache que c’est un bon match. »

         Un bon match. Je laissai l’expression planer un moment. On aurait dit un arrangement approuvé par un comité de sélection convaincu de mieux cerner mes besoins que moi-même. Et plus on m’imposait la marche à suivre, plus montait en moi l’envie viscérale de faire dérailler la trajectoire. Juste pour garder le contrôle. Juste pour être sure que, si ça ne fonctionnait pas, ce serait moi qui l’aurais décidé. Et non parce que je ne l’aurais pas vu venir.

         Mon amie ajusta les plis de la robe sur le drap, comme une mère arrangerait l’uniforme d’école de son enfant, avant de se tourner vers moi : « Pis tu porteras ça mercredi. Avec ta veste de cuir. Pas de talons hauts. » Ce n’était pas une suggestion. C’était un plan. Mon plan, à moi, on ne s’y intéressait pas. Émilie, déjà sur le point de filer, rattrapa son sac sans me donner la chance de protester. Elle avait un cours le lendemain matin et ne comptait pas arriver fatiguée, et encore moins en retard. Une détermination admirable que je ne posséderais jamais. « Si tu laissais les gens t’aider, t’aurais peut-être pas besoin d’être tout le temps en mode survie » lâcha-t-elle, une main sur la poignée de la porte.

         Je lui balançai une pique sèche : « Ouain, non. Je suis capable de me débrouiller toute seule. » Elle me lança un regard conciliant, celui qui veut calmer le jeu sans alimenter la tempête, et s’éclipsa par l’entrée principale, évitant ainsi de repasser devant le boisé. La porte se referma et un courant d’air s’engouffra à l’intérieur, emportant avec lui la chaleur d’Émilie, et je restai là avec une drôle d’impression d’être spectatrice dans ma propre histoire.

         Ce soir-là, je tirai tous les rideaux et dormis avec les lumières allumées.

Texte: ptitetannante

Illustrations: Marilou Lavallée

Prochain épisode: Mathieu fait son entrée.

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