ptitetannante
Critique de pizza
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Les feuilles mortes tourbillonnaient sur le trottoir, emportées par un vent joueur, leurs teintes ocre et rouille se fondant dans les lueurs orangées des lampadaires. Mathieu se tenait appuyé contre le mur de briques de la pizzéria, son casque d’écoute autour de son cou. Il redressa la tête à mon approche. Son sourire étirait ses lèvres. Ses fossettes accentuaient une douceur presque désarmante. Je me demandais ce qu’il écoutait avant que je ne l’interrompe. Peut-être une chanson rassurante, répétée en boucle. Une part de moi voulait tirer sur les fils : sa musique, son blogue, mais surtout ce qu’il choisissait de taire. Je comptais creuser là où la police avait abandonné. Quelle chanson jouait dans ses oreilles quand Sarah avait disparu ?
Ma date se rapprocha avec une assurance tranquille, ses mains effleurant mes épaules alors qu’il déposait une bise sur mes joues. Je me sentis soudain minuscule. Fragile sous ses yeux qui paraissent admirer mes mèches mauves et mes piercings. Ces éléments, qui me donnaient habituellement une certaine confiance, me semblaient tout à coup insignifiants. Et pourtant, la veille encore, j’avais hésité à venir. Mathieu m’avait textée pour savoir si notre rendez-vous tenait toujours. J’avais vu le message s’afficher, puis replié mon téléphone. Deux fois. Trois fois. Répondre rendait la chose trop concrète, trop engageante. J’allais vers lui avec autre chose en tête qu’une simple rencontre, et cette idée me rongeait.
À l’intérieur du restaurant, l’air portait une odeur alléchante de pâte levée, de tomates rôties et de feu de bois. Nous trouvâmes une table près de la fenêtre, un coin à l’écart qui semblait presque trop intime. Mathieu s’installa, ses yeux charbonneux et scrutateurs posés sur moi, m’obligeant à chercher refuge parmi les affiches de films qui ornaient les murs — Ratatouille, Le Dîner de cons, Big Night — toutes décorées de signatures. Je n’avais jamais réalisé l’étroitesse du restaurant qui paraissait presque conspirer pour nous rapprocher. Sous ce regard-là, je me sentais à découvert, comme si Mathieu pouvait lire mes intentions. Lorsque son genou frôla le mien, je ne reculai pas. Mon cœur cognait tout comme si j’avais été prise la main dans le sac. Non, il ne pouvait rien deviner. Sauf peut-être la chaleur qui naissait dans mon ventre.
Ma date prit un long moment pour sonder le menu avant de le déposer devant lui.
« Peppéroni fromage », décida-t-il, confiant.
Je haussai un sourcil. « Classique. Un choix… safe. »
Il accrocha son regard espiègle au mien. « Et toi ? »
« Fromage. Juste fromage », lâchai-je, tendue, convaincue que ma voix allait dérailler si je risquais un mot de plus.
« Comme Kevin McCallister ? »
Je ris malgré moi, surprise par la précision de la référence. « Je le comprends, Kevin », reprit-il, son ton devenu plus sérieux. « La pizza au fromage, c’est réconfortant. Prévisible. Un genre de constance quand on se sent seul. » Sa voix avait changé, comme si cette réflexion s’étendait bien au-delà des choix de garnitures. Parlait-il encore de Maman, j’ai raté l’avion, ou insinuait-il quelque chose ? Ma solitude était-elle si évidente ? Ma robe me paraissait maintenant étouffante et une pesanteur dans mon estomac m’empêchait de terminer ma pointe.
Je détournai la conversation vers son band. Chaque anecdote sur son groupe me laissait entrevoir une facette cachée de lui. Les répétitions dans des sous-sols humides, les trophées de Secondaire en spectacle, l’excitation d’un premier vrai concert. Sa passion débordait et ses mains mimaient les accords invisibles d’une guitare. Mathieu connaissait le répertoire complet de Green Day, les pièces les plus obscures de Rise Against et les meilleures histoires derrière le succès de My Chemical Romance.
Mais quand j’évoquai Best of Me de Sum 41, il se raidit, ses doigts retombant sur la table. Son regard dévia vers la fenêtre. Dehors, les feuilles jonchaient maintenant le trottoir, figées, collées à l’asphalte humide. Le passage d’un nuage gris avait laissé place à une inertie étrange, donnant l’impression que l’air lui-même s’était alourdi.
« Je ne suis pas fan de cette toune, » répondit-il. Je retins mon souffle. Son ton avait pris une nuance singulière, presque coupable. Et je savais pourquoi. La chanson lui rappelait Sarah. Peut-être que la blessure était encore ouverte. Peut-être qu’il savait quelque chose qu’il n’osait pas partager. Je voulais l’interroger. J’en avais mille fois l’intention. Mais mes mots, eux, se dérobaient.
Après le repas, il me proposa un lift que je refusai poliment. « Je suis venue avec ma propre voiture. C’est plus prudent. Surtout après une disparition », lançai-je, comme si de rien n’était. Son sourire s’effaça un instant et les muscles de sa mâchoire se crispèrent. « Comme tu veux, » marmonna-t-il en ajustant la sangle de ses écouteurs, un geste presque nerveux. Se doutait-il de ce que j’essayais d’insinuer ?
Nous restâmes figés un moment près de sa voiture. Ce moment où on ne sait plus s’il faut s’embrasser, s’enlacer ou simplement se dire salut. « J’ai un show la semaine prochaine avec les boys. C’est à Québec. Tu devrais venir. » J’acceptai son invitation, lui adressai un vague signe de la main, puis repartis de mon côté. Ses mots concernant la pizza au fromage tournaient encore dans ma tête. Tandis que la route de campagne s’étirait devant moi, sombre sans la présence rassurante de lampadaires, je me surpris à me répéter cette question : comment est-ce que ça s’était vraiment terminé avec Sarah ?
Texte: ptitetannante
Illustrations: Marilou Lavallée
Prochain épisode: Florence reçoit un étrange message.